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De l’autogestion à l’autogouvernement


1. Les enjeux actuels.

La démocratie moderne a commencé à émerger de longue date dans les grandes cités marchandes, mais sa véritable invention comme nouvelle vision du politique, proposition d’un changement radical de système politique, ne s’est produite qu’au 17ème siècle, et elle n’a commencé à s’imposer que dans un climat de chaos, de violences, voire de guerres civiles (comme en Angleterre) et d’attaques fortes contre les courants politiques et les théoriciens porteurs de ces idées nouvelles. Et pour cause : la mise en avant de la démocratie moderne - qui était tout autre chose que la simple reprise du modèle de la démocratie grecque - représentait un véritable coup de force, un tremblement de terre, une pointe avancée au moment où l’ancien monde (le monde des Trois Ordres du féodalisme) commençait à s’écrouler.

Nous ne pouvons, encore aujourd’hui, que saluer l’exceptionnelle audace intellectuelle et personnelle de ceux qui sont parvenus, dans le sillage des mouvements démocratiques de l’époque, à la penser, à lui donner forme et force, qu’ils s’agissent des acteurs, largement méconnus, des mouvements démocratiques de l’époque (en Hollande, par exemple), ou des philosophes politiques, plus connus par nous aujourd’hui, qui en ont produit la théorie. Dans le contexte de cette époque, la démocratie moderne, qui a fini, non sans difficulté et luttes, par prendre la forme de la démocratie représentative, soutenue par le suffrage universel, que nous lui connaissons aujourd’hui, a incarné et institué une véritable émancipation vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir absolu, qui était légitimé, selon des compositions variables, par les pouvoirs ecclésiastiques, les dynasties royales et les dominations féodales, et la résistance forte du pouvoir patriarcal.

Probablement sommes-nous situés actuellement, en ce début de nouveau millénaire, à un tournant de même ampleur. La démocratie moderne, telle qu’inventée et développée à l’aube de l’émergence du capitalisme, montre aujourd’hui ses limites et son épuisement, comme elle témoigne du fait que ses ressorts et mécanismes ont été captés par les forces sociales dominantes qui organisent un ordre conforme au déploiement des oppressions caractéristiques du capitalisme, ordre qui, actuellement, se radicalise sous la double forme d’un régime de guerre à l’extérieur de chaque société et d’un régime sécuritaire à l’intérieur. Il est patent que l’ordre démocratico-capitaliste est en crise profonde, qu’il a épuisé ses puissances émancipatrices, son pouvoir civilisateur, qu’il génère destruction, guerres et chaos, se radicalise pour imposer sa survie. Cet enjeu nous oblige à repenser en profondeur la question démocratique, à penser ce que peut être une alternative à la démocratie moderne inventée à cette déjà lointaine époque, sans reculer en rien sur ses acquis.

Il me semble que l’expérience accumulée, à la fois dans les luttes d’émancipation et dans la mise à l’épreuve des limites de la démocratie représentative, nous permettent d’avancer la proposition suivante : la démocratie libérale a épuisé ses vertus, non par défaut interne, ni même par la manière dont les forces sociales dominantes du capitalisme s’en sont emparé, mais parce qu’elle n’est plus à la hauteur des problèmes majeurs et enjeux que nous devons collectivement, au niveau de la mondialité, affronter. Si nous devons la repenser en profondeur, c’est parce qu’il devient impératif d’inventer une nouvelle forme politique qui, non seulement fasse ressortir explicitement le contenu de ces enjeux, mais nous permette de prendre collectivement les décisions et d’engager les actions qui y correspondent. Donc qui nous permettre d’agir politiquement, par nous-mêmes, en tant que "citoyens ordinaires", sur le devenir du monde actuel.

Le moment historique crucial que nous vivons est celui, tout à la fois :

  • d’une prise de conscience inédite de notre appartenance, en tant qu’humains, aux propensions et mutations de la Nature, à la manière dont nous les affectons, et du caractère proprement vital, crucial, de la manière dont nous pouvons réfléchir et agir sur ce rapport. Notre puissance de vivre, voire de survivre, dépend, en affaiblissement dramatique, comme en renforcement, de la manière de traiter " politiquement " ce rapport écologique. Il devient, il est devenu une question politique majeure. Les décisions à prendre y ont un caractère d’urgence sur tous les plans (mode de production, mode de vie, définition des valeurs d’usage, manière de concevoir et de pratiquer au quotidien notre rapport à la nature, nature dont nous sommes une partie, etc.).
  • d’un rapprochement tout aussi inédit, en intensité, entre civilisations qui se doivent de reconnaître leurs affinités et différences. Là aussi, notre puissance actuelle et future dépend, au plus haut point, de la manière dont ces rapprochements et ce mélange vont s’opérer : soit par destruction mutuelle et annihilation de nos apports, ouvertures béantes laissées à des retours vers des formes diverses de barbaries, d’intégrismes et des guerres sans fin, alimentées par divers mouvements de réactivation du racisme, soit par ce que je propose d’appeler : le métissage critique, par accueil, apport, discussion de ce que chaque trajectoire civilisationnelle peut nous apporter de positif, de meilleur, face aux enjeux du monde contemporain, comme par rejet de ses caractéristiques négatives. Cette politique de l’accueil critique, cette ouverture à l’autre, à l’"étranger", associé à un profond désir de paix, est un défi qui se pose et se résout au sein de chacun d’entre nous, de chaque individualité dans son éthique de vie personnelle et sociale, mais qui suppose aussi des engagements de vaste ampleur de nature collective et politique, au plus haut sens du terme, car il en va du devenir de la communauté humaine dans son ensemble. Il en va du choix durable entre guerre et paix.
  • L’élément commun à toutes les trajectoires civilisationnelles est qu’elles sont confrontées au même enjeu : soit consolider, en les exacerbant, les rapports et mécanismes d’oppression, soit, à l’inverse, promouvoir et soutenir les tendances émancipatrices sur tous les fronts où elles s’expriment. Cet enjeu est pluriel : il se joue dans le rapport capital-travail, donc dans le dépassement du salariat, mais aussi dans le rapport hommes-femmes, dans le rapport aux religions instituées et oppressives, dans les rapports entre citoyens et pouvoir d’Etat. Aucun de ces rapports n’est identique à l’autre, chacun possède ses spécificités, mais ils se co-conditionnent tous, car, dans chaque cas, nous avons une lutte entre oppression et émancipation. De la même façon que les oppressions s’alimentent les unes les autres, tissent des fils qui les relient, dans l’idéologie et les pratiques politiques dominantes, les tendances émancipatrices sont interdépendantes, doivent nécessairement retentir l’une sur l’autre. Aucun front d’émancipation ne peut progresser, s’il n’intègre pas, dans ses luttes et perspectives, les autres. Il ne s’agit pas d’une addition ou d’une juxtaposition de fronts de luttes. De ce point de vue, quand on parle par exemple de "Rouge et Vert", on utilise une expression qui est tout à fait compréhensible sur un plan symbolique, mais qui a malgré tout deux défauts :
  • se limiter au Rouge et au Vert, et donc laisser dans l’ombre d’autres couleurs de l’arc en ciel !
  • signifier une juxtaposition, alors que c’est bien d’une imbrication dont il s’agit.

C’est encore pire, bien entendu, lorsqu’on réduit l’étendard à une seule couleur : le Vert par exemple… Mais on fait avec ce qui existe : le "Rouge et le Vert" est déjà un progrès par rapport au passé et à bien d’autres formations politiques.

C’est face à cet enjeu d’actualité, et non pas dans l’abstrait, que nous pouvons repenser la pratique du politique.

2. Sur l’autogestion.

Le terme d’autogestion possède une indéniable qualité : il est connu de tous et tout le monde lui donne, à peu près, la même signification. Il est en général, dans sa signification ordinaire, conçu comme appliqué à une entreprise : il y a autogestion, lorsque les travailleurs eux-mêmes, sur une base égalitaire et démocratique, prennent en charge la gestion de leur entreprise, lorsqu’ils en deviennent les gestionnaires directs, l’entreprise devenant leur bien commun. On retrouve une signification proche lorsqu’on pense aux coopératives agricoles. On la retrouve aussi, dans les multiples activités de services, lorsqu’on pense aux associations qui les prennent en charge.

Sa qualité centrale est claire pour tout le monde : des personnes associées autour de la réalisation d’une activité socialement utile et qui la prennent en main directement, en rupture à la fois avec le pouvoir du capital, mais aussi avec le modèle de la démocratie représentative.

Ce qu’il y a de fort c’est la signification de terme : "auto", qui renvoie, bien entendu, à l’autonomie de chacun avec l’apport de tous (pour renverser la phrase de Hobbes : la guerre de tous contre chacun…), et donc à la liberté active, à l’association de personnes libres engagées dans une action commune.

Néanmoins, les critiques de l’autogestion sont également connues. Ce ne sont pas des critiques abstraites : elles sont le fruit de nombreuses expériences et échecs.

Dans nombre de cas, les entreprises autogérées, les coopératives, les associations perdent tout à la fois leur caractère démocratique et leur finalité première : l’utilité sociale. Des processus de différenciation se créent en leur sein, des prises de pouvoir se font, de manière durable, une hiérarchie se recrée et, peu à peu, derrière des affichages qui peuvent, de manière apparente, rester généreux, c’est la logique du capital, et donc la recherche du profit et sa captation par une minorité, qui s’impose. La propriété formelle des moyens de production et de distribution peut rester commune, partagée entre les coopérateurs, mais la réalité de son exercice réel fait qu’elle redevient de nature privée, au bénéfice de la minorité qui, prenant le pouvoir de décision et de "gérance", acquiert également le droit de propriété.

Ce processus de redivision du travail et du pouvoir, de reprivatisation de la propriété, va très souvent de pair avec une autre critique : le caractère corporatiste de l’entité autogérée.

Par définition même, s’il y a création d’un bien commun, autogéré, il s’agit d’un bien partagé entre un nombre limité de personnes (les coopérateurs) et une ligne de séparation est instaurée entre l’intérieur et l’extérieur. La propriété est commune, mais elle n’est pas sociale. Les processus démocratiques n’englobent pas les "extérieurs". Une frontière est créée. La relation aux "extérieurs" (l’équivalent des "étrangers") peut se faire par l’intermédiaire du marché ou, de manière plus subtile, par l’intermédiaire d’une relation de service, les "extérieurs" devenant les bénéficiaires (passifs, agis) de la prestation d’un service, y compris lorsqu’elle est gratuite (en réalité, financée sur fonds publics). Le résultat est clair : les autogestionnaires engendrent un égoïsme collectif, se forgent un état d’esprit corporatiste, ne conservent pas l’idéal de leur utilité sociale.

Ces deux processus sont souvent liés : c’est au fur et à mesure que s’affirme le caractère corporatiste de l’exercice de la propriété autogérée que se développent les mécanismes de re-division du travail et d’émergence du pouvoir oppresseur d’une minorité.

Enfin, une troisième critique peut être faite et a été maintes fois confirmée par l’expérience : un ou des îlots d’autogestion, quelles que soient les bonnes intentions de départ, ne peuvent pas exister durablement en échappant aux lois de leur environnement. Si l’environnement reste à la fois marchand et capitaliste, voire capitaliste sans être réellement marchand (ce qui devient de plus en plus le cas, à travers le développement actuel de ce que j’ai proposé d’appeler "un capitalisme féodal"), l’entité autogérée sera pénétrée par les lois et les contraintes de cet environnement et obligée de se plier à ses règles.

Quelles conclusions en tirer ?

Les principes d’autonomie, d’exercice d’une démocratie directe au cœur même des activités productives, de création d’un bien commun, de visée d’une utilité sociale, sont précieux à conserver, mais le mot "autogestion", malgré sa charge symbolique positive (mais marquée malgré tout par la pensée d’une certaine époque : disons fin des années 60 et première moitié des années 70 dans le cas de la France), porte, à mon avis, trop de limites et d’ambivalences pour être conservés. Ce qui ne va pas, c’est le terme "gestion". Il est beaucoup trop limitatif, trop attaché au schéma (capitaliste) de l’"entreprise", lequel, en réalité, en termes de droit, est une "société anonyme", forme juridique adaptée à la propriété du capital. La notion d’entreprise n’existe pas dans le droit français.

Je propose de le remplacer par le terme d’autogouvernement.

Nous avions également débattu, au sein des Alternatifs, du terme de "démocratie active". Les deux termes me semblent corrects. Choisir l’un ou l’autre est une question secondaire, si l’on est d’accord sur les idées.

Sur deux idées :

  • la question n’est pas de "gérer". Le mot "gestion" est prisonnier de l’économique, et qui plus est : de manière seconde et passive. Gérer, ce n’est pas autre choses qu’"administrer", utiliser au mieux des moyens ou des ressources, optimiser. Mais, même à se limiter au niveau d’une entreprise, c’est toujours une activité seconde, déterminée par les choix stratégiques et leur mise en œuvre,
  • pour faire face aux enjeux actuels, nous devons impérativement sortir de l’enfermement de l’économique sur lui-même. Il faut que le politique s’insère dans l’économique et l’oriente. La séparation, opérée par le capitalisme, entre la sphère de l’économique et celle du politique ne peut continuer à tenir : une des grandes mutations actuelles est de la mettre en cause et la dépasser. Tous les grands enjeux (sur le dépassement du salariat, sur l’écologie, sur le féminisme, sur le rapprochement entre civilisations) en dépendent. Le mot "gouvernement " – dont l’importance a été mise en avant par Michel Foucault – semble le plus adapté. Gouverner, c’est beaucoup plus que gérer : c’est diriger, conduire, mener vers.

A travers le terme d’autogouvernement, on peut :

  • reprendre toutes les idées positives contenues dans le mot "autogestion", en particulier la prise en charge directe des problèmes, enjeux, activités par les intéressés eux-mêmes, en dépassant les mécanismes de la démocratie représentative,
  • mais on les plaçant à un niveau supérieur et immédiatement plus large. De telle sorte que les "intéressés" ne sont plus seulement des travailleurs. Ils sont, quel que soit l’activité, des citoyens engagés.

Il me semble qu’on a encore beaucoup à réfléchir à cette question : mettre le politique au cœur de l’économique.

Il faut immédiatement apporter une précision : le politique est une instance et une structure de la vie commune en société, instance dont le rôle essentiel est précisément de gouverner. Il faut nettement le différencier de "la politique" : celle-ci renvoie à l’action des mouvements politiques, à la manière de conduire les luttes, et, en dernière analyse, à la lutte des classes. Mais elle n’est en aucun cas un mode de structuration d’une société humaine. C’est à la faveur d’une terrible erreur qu’à l’époque du maoïsme est apparu le slogan : "la politique au poste de commande". Ce slogan a conduit au pire : à l’irruption de la violence, de la répression, des exécutions physiques au cœur de toutes les sphères de la vie en société (y compris la sphère familiale) : on sait à quel résultat cela a mené !!!

Mettre le politique au centre de l’économique est tout autre chose : c’est faire en sorte que les choix de gouvernement, débattus de manière démocratique, prennent le pas sur les intérêts particuliers et permettent d’introduire, de manière réfléchie et potentiellement commune, l’affrontement aux grands enjeux dont j’ai parlé. Jusqu’au cœur de la production dite matérielle.

A travers l’idée d’autogouvernement, on donne pleinement sa force à la démocratie, au "gouvernement du peuple par lui-même".

Le politique, l’action de gouverner, ne sont plus à déléguer, ou autoriser, ou faire se représenter par des professionnels de la politique. Ils sont à pratiquer, en permanence, dans nos réflexions, nos échanges, nos actions. Ile ne nous sont pas extérieurs, mais intérieurs. C’est pourquoi ils demandent engagement (mais, face à la crise et aux défis actuels, a-t-on le choix ?)

La civilisation occidentale nous a légué un acquis considérable : le refus, le rejet de tout pouvoir théocratique, l’affirmation du caractère irremplaçable de la citoyenneté et de l’égalité de chaque individu humain, de chaque "quelconque". Mais nous devons désormais aller plus loin : affirmer que chaque individu peut devenir, directement, l’auteur de l’action gouvernementale, un auteur qui n’autorise personne à parler et agir en son nom, qui revendique son plein pouvoir. Et il le peut, car, sortant de la fiction libérale de l’individu isolé, nous pouvons réfléchir les tendances qui nous socialisent et nous déterminent, qui provoquent une histoire, des problèmes et des enjeux qui nous sont communs.

Nous pouvons faire retour critique sur la manière dont nous pensons, nous nous comportons, agissons face à ces problèmes et enjeux. C’est par ce retour critique que nous devenons réellement libres. Et nous pouvons le faire ensemble, individuellement et collectivement, sans besoin du recours à une autorité étatique souveraine extérieure à nous. Il faut passer du "il" (le souverain externe, le pouvoir politique d’Etat) au "nous" (le souverain interne, la communauté des individualités, un nouveau type de multitude et d’exercice de la citoyenneté).

Les formes institutionnelles doivent en être inventées, par transformation de l’Etat tel que nous en héritons. Ces formes varieront nécessairement d’un pays à l’autre, comme d’une civilisation à une autre. Il n’existe pas de forme politique institutionnelle idéale, pas de modèle. Mais nous pouvons mobiliser le principe commun suivant : ce que nous devons avant tout attendre d’une institution politique, c’est qu’elle crée les conditions de son extinction progressive. Cela a été et reste d’ailleurs l’apport majeur du courant anarchiste, dont Marx, sur bien des points, se sentait proche, en opposition avec la social-démocratique allemande. Rappelons son insistance sur le dépérissement de l’Etat.

Autrement dit, qu’elle soit propice à ce que les conditions d’exercice de la démocratie active soient progressivement réunies. Jusqu’à quel point ? C’est affaire de lucidité, d’appréciation exacte de degré de maturité de l’exercice direct de la citoyenneté, de connaissance de ce qui est possible et ne l’est pas, dans telle période et telle circonstance.

Il existe une double relation :

  • relation de l’action publique qui doit être à l’écoute du sentiment et de l’intelligence des citoyens, placée sous leur vigilance,
  • relation de retrait de l’Etat, chaque fois que des formes d’organisation de l’action directe des citoyens peuvent s’y substituer.

Que le pouvoir politique se recentre sur ses fonctions de base est logique, mais leur orientation change. Le pouvoir politique ne dirige pas une machine régulatrice, mais des institutions émancipatrices, en entendant par "émancipation", à la fois le renversement du pouvoir d’asservir, dans quelque rapport social que ce soit, et le développement de la capacité à s’approprier les conditions d’une montée en liberté (en puissance propre de réflexion et d’action) sur tous les fronts.

Nous, héritiers directs de la démocratie représentative, avons tendance à penser que les institutions doivent être gouvernées par des personnes élues "démocratiquement". Mais cette tradition ne peut être remobilisée et présentée comme universelle que si elle est profondément rénovée :

  • d’une part les élus doivent être mandatés sur une perspective et un projet dont ils sont explicitement redevables devant les électeurs, sauf à être démis de leurs fonctions. Ils doivent être responsables, dont répondre devant ceux qui les ont mandatés. Responsables d’un projet et d’une perspective, et non d’un "programme" : ce qui compte, dans le monde d’aujourd’hui, monde nécessairement très mouvant, ce n’est pas la "virgule" d’un programme, mais la qualité de l’engagement, son orientation éthique et son respect.
  • d’autre part, cette assertion du primat de la procédure électorale doit être revue à l’épreuve de l’expérience. Nous pouvons expérimenter dès aujourd’hui que bien des institutions, les plus proches du simple citoyen, sont en réalité dirigées par des "volontaires", des personnes qui acceptent d’en assumer la responsabilité, au sens d’en prendre soin, qui sont à la fois révocables, mais aussi aisément reconductibles, qui peuvent œuvrer sur la longue durée. C’est le cas des associations, comme c’est, de facto, le cas de l’animation d’institutions scolaires, d’aides familiales, sociales… L’expérience montre que ce ne sont pas les élections qui priment, mais une certaine forme d’engagement personnel et volontaire, et donc réversible. L’association entre institutions, gouvernées par des élus, ouvertes à se rendre les moins nécessaires possibles en oeuvrant au déploiement de la démocratie active dans leur champ de responsabilité et pratique de la participation directe à l’exercice du pouvoir est sans doute un champ à explorer, à conceptualiser, à partir de la profusion d’expériences concrètes qui en existent déjà.

Conclusion :

Est-ce que le concept d’autogouvernement peut permettre de dépasser les limites de celui d’autogestion ?

Il faut rester modeste : c’est encore un vaste chantier à travailler.

Juste quelques pistes :

  • le corporatisme d’entreprise (ou de coopérative, ou d’association), sans doute inévitable, peut être contrebalancé, à la fois par l’insertion des usagers et des élus dans les grandes prises de décision (à portée stratégique) et par la manière dont les "producteurs" se pensent eux-mêmes en tant que citoyens, réfléchissant sur l’utilité sociale (et la positivité écologique) du point de vue global (et non pas seulement local). C’est une vaste évolution culturelle, mais elle est déjà en cours en réalité, si on y réfléchit bien.
  • Les processus de différenciation sociale et de recréation de pouvoirs privés, qui ont miné un grand nombre de réalisations autogestionnaires, peuvent eux-aussi être contrebalancés par un déplacement du point d’application du pouvoir (économique). En plaçant la question du gouvernement politique comme première, on affaiblit l’enjeu du pouvoir économique au sein d’une entreprise donnée. En tendance, on le fait disparaître.
  • Enfin, la question de l’environnement économique et marchand devient naturellement première. C’est sur elle que l’action du "gouvernement" doit se centrer. Que ce soit par grands secteurs d’activité et/ou par zones géographiques, ce sont les orientations débattues et décidés à ce niveau qui deviennent décisives. J’en ai parlé à l’occasion de l’écocitoyenneté. Il ne s’agit plus d’opposer le plan au marché et réciproquement. C’est un débat obsolète. Il faut partir des grands défis, des grands enjeux et des questions actuelles qui demandent décision et action, pour donner un contenu réel et concret à la vie démocratique à ces niveaux. Comme le disait déjà Deleuze, il ne s’agit pas d’aller du local au global, mais de partir toujours du global, en ayant la capacité de le distinguer dans les enjeux et réalisations locales. C’est là où l’action propre des mouvements politiques devient importante : ce sont eux les porteurs des enjeux globaux et de la question de l’autogouvernement.


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