Le TCE et la démocratie
Posons nous la question : qu'est ce que le Traité établissant une Constitution pour l'Europe apporte
d'ancien ? Qu'est ce qu'il apporte de nouveau ?
L'ancien, c'est 80% du texte du Traité, mis sous forme d'une Constitution : une synthèse de tous les
traités et de toutes les politiques menées au sein de la CEE, puis de l'Union Européenne jusqu'à
maintenant. On constate, après coup, qu'il a existé une forte cohérence dans ces politiques : déjà
l'expression "marché commun" disait l'essentiel. Il fallait que l'Europe devienne un vaste marché,
avec libre circulation de tous les moyens de production (capitaux, financements, informations,
connaissances, main d'oeuvre...) et libre accès à tous les débouchés, dans tous les pays et les
secteurs d'activité. "Libre" veut dire ici : sans barrières. Sans barrières douanières bien entendu,
mais aussi sans l'ensemble des "barrières" indirectes qui risquaient de "fausser la concurrence" :
disparition des domaines relevant du service public, disparition des aides spécifiques d'un Etat à
un secteur ou à une entreprise, fin progressive des domaines réservés des administrations ou des
systèmes de sécurité sociale, etc. La réalité de ce vaste marché, nous la connaissons : ce sont des
grands groupes productifs et financiers, qui ont progressivement "capté", à la fois les ressources
et les débouchés, en localisant leurs capitaux et leurs recours à la main d'oeuvre au mieux de leurs
intérêts, en fonction de calculs de rentabilité qu'ils pouvaient faire. La financiarisation de
l'économie, à partir du milieu des années 80, et la pénétration en force des fonds de retraite et
des fonds d'investissement anglo-saxon dans le capital des firmes européennes, n'a fait qu'accentuer
ce mouvement : les niveaux de taux de profit "attendus" sont devenus très élevés (dépassant les 10%
par an) et la rentabilité a commencé à être suivie à très court terme (comptes trimestriels, voire
mensuels). Aussi bien, quand on parle de "marché" et de "liberté", il faut être lucide : c'est en
réalité une économie féodalisée qui s'est imposée, avec un nombre très limitée de gros acteurs, qui
vise à contrôler, non seulement la production et la finance (les deux s'entremêlant désormais), mais
aussi les débouchés, c'est à dire une clientèle européenne captive, managée à coup d'énormes
dépenses de publicité et des multiples moyens dits de "fidélisation", la concurrence consistant
avant tout à se battre entre grands firmes pour se découper des territoires au sein de cette
clientèle.
Tout ceci est de l'ancien, tout cette orientation prend synthèse dans le TCE.
Elle vise désormais son achèvement : le secteur des services, les secteurs encore occupés par des
administrations publiques ou des caisses gérées de façon paritaire par les partenaires sociaux (en
particulier tout le vaste secteur de l'assurance et de la gestion des retraites), les secteurs qui
peuvent être rentables dans les domaines de la formation (déjà devenu un énorme marché) et de la
culture doivent rapidement s'aligner sur ce qui a déjà été réalisé dans l'industrie. Avec le TCE, on
passe à la phase de la "mise au pas" générale : une logique capitaliste intégralement développée (ce
qu'on appelle, à tort, une politique "libérale").
Mais il y a, dans le TCE, du nouveau, et doublement :
- on met le contenu de cette orientation économico-politique, et de l'idéologie qui la légitime,
dans une Constitution, c'est à dire dans le texte ayant la valeur juridique supérieure dans tout
l'espace européen, ce qui est du jamais vu (sauf dans les régimes dictatoriaux, qui se couvraient
derrière de pseudo-constitutions),
- on rend impossible tout remise en question légale, par quelque voie que ce soit, de cette
orientation. La Constitution serait adoptée "pour une durée illimitée" et les clauses de révision du
Traité international qui l'instaure sont telles que cette révision sera, dans la pratique
impossible.
En clair : on tue la vie démocratique. Celle-ci se réduira à des variantes et variations autour du
même motif "musical" : les orientations énoncées dans la Constitution, et qui prend, plus que
jamais, figure de "pensée unique", de "fin de l'histoire". On tue la vie démocratique, puisqu'il n'y
aura plus d'alternative possible (juste des alternances) et que les transferts de compétences vers
l'Union Européenne sont tels que le niveau de décision (et donc de vie politique) national deviendra
secondaire. Certes; nous pourrons toujours débattre, contester, singer des divergences politiques,
participer à des élections locales et nationales, et même européennes, mais, non seulement
l'essentiel du pouvoir sera ailleurs, mais on aura déjà statué "constitutionnellement" sur le
contenu des décisions et la mise en marche de la vaste machine juridico-policière pour le faire
appliquer (en cas d'opposition).
Voici bien : le TCE est une association inédite entre l'achèvement d'un ancien (l'imposition la plus
complète possible de la logique capitaliste, à l'âge de la mondialisation et de la financiarisation)
et la promotion d'un nouveau : l'écrasement de la vie démocratique.
Il n'est pas sûr qu'on mesure toute l'ampleur des effets de cette combinaison inédite entre ancien
et nouveau.
Philippe Zarifian.