QUELLE EUROPE?
Derrière un magnifique Non, il faut désormais associer un Pour.
Déjà beaucoup de choses justes et intéressantes ont été écrites sur un projet alternatif européen.
Mais il est bon d'aller plus à fond et de poser, non pas les détails de telle ou telle politique,
mais des principes qui fassent appel à la fois à la raison et à la passion.
J'indique tout de suite ce qui me semble un fausse piste : découper le projet Européen en rondelles
et, en particulier, militer pour une « Europe sociale ». Comme toujours, il est bon d'être rigoureux
: qu'est-ce que le « social » dans le système capitaliste dans lequel, qu'on le veuille ou non, nous
vivons ? Rien de plus qu'une conséquence et un appendice de l'économique ( des lois de l'économie
capitaliste, telles qu'elles s'exercent dans une phase historique donnée). Le « social », c'est le
chômage et le niveau d'emploi, les salaires, les conditions de travail, la précarité, etc. Or aucun
de ces aspects n'a d'existence « en soi », ne peut être isolé de ce qui les détermine de la manière
la plus forte : non seulement, cela va de soi, les « politiques économiques » (et il est vrai que la
politique européenne issue de Maastricht a été particulièrement désastreuse), mais aussi les
mouvements même de l'économique, tels qu'impulsés par les grandes entreprises mondialisées. Parler d
'une « Europe sociale », de manière indépendante d'une remise en cause de l'économique, est une
aberration, une fausse bonne piste. Idem, pour des raisons proches, de l' « Europe écologique ».
En clair, si nous voulons nous battre pour un projet européen alternatif, il faut à la fois :
- redonner un cadre mondial fort à ce projet. Je pense et n'ai cessé de la dire : l'Europe doit
pleinement assumer son rôle historique et exceptionnel de Carrefour du Monde, et en particulier de
Carrefour, de lieu de rencontre entre ce qu'on appelle maintenant le Nord et le Sud. Et ceci a une
première ligne d'existence très concrète : bâtir l'Europe des différentes rives de la Méditerranée.
Je pense que, même si cela peut attiser quelques petites haines d'extrême droite en France, un tel
projet peut soulever espoir et enthousiasme, en Europe certes, mais aussi et surtout chez les
peuples méditerranéens, être un formidable appui pour les mouvements démocratiques en leur sein, en
même temps que poser frontalement un défi majeur au niveau mondial : le rééquilibrage Nord-Sud. C'
est pourquoi je trouve que la manière dont on est train, de facto, de rejeter la demande de la
Turquie me semble assez dramatique, alors qu'il aurait fallu jouer à plein la carte positive, non
pas du chantage, mais des exigences préalables, aptes à soutenir les forces d'émancipation qui, en
Turquie, comme partout dans le Monde, existent (même et surtout lorsqu'elles sont opprimées). Mais
au-delà de la Turquie, c'est tout le Moyen Orient et le Maghreb qui sont en jeu.
- Proposer une alternative claire et globale au « tout concurrence ». Il n'y en a qu'une seule
alternative : bâtir une Europe de la coopération, par mise en commun des compétences
(scientifiques, technologiques et professionnelles) au sein de structures unifiées, qui soit
elles-même orientées vers l'apport qu'elles peuvent créer à l'amélioration qualitative des formes de
vie en Europe. En clair : l'Europe d'un vaste secteur public, largement décentralisé dans son mode
de fonctionnement (au plus prêt des territoires), qui allie intelligence technologique et
professionnelle avec le souci de l'écologie et du bien être. Le « social » (la création d'emplois,
etc.) en sera la conséquence nécessaire, tout en étant une préoccupation à part entière. On peut l'
illustrer dans de multiples domaines : les télécommunications, le transport, l'énergie, l'eau, La
Poste, les secteurs bancaires et assurantiels, etc.
- Enfin, on ne peut contourner la question de la redéfinition des missions de l'Etat, en l'
occurrence : de l'articulation entre action étatique européenne et action étatique nationale.
Celle-ci possède elle-même deux aspects : la rénovation profonde des processus de décision la
concernant (voir la démocratie active), mais aussi ce qu'on attend des « pouvoirs publiques » en
tant que tels (que je dissocie de l'action du secteur public qui doit conserver l'autonomie qu'il a
acquise, donc ne pas être étatisé, ni « nationalisé », mais évalué et soumis au contrôle citoyen).
Je pense qu'il faut réorienter très fortement les priorités étatiques : ces dernières années ont vu
une montée inquiétante des dépenses sécuritaires et militaires. Il faut complètement redresser la
barre : il n'est pas faux de dire que nous vivons dans l'ère du développement de l'intelligence et
de la socialisation des savoirs. Cela devrait être la priorité de l'action proprement étatique : non
pas seulement développement quantitatif des dépenses en matière de recherche et d'éducation, mais
aussi profondes innovation pédagogiques et organisationnelles. Développement de l'intelligence
réflexive (de la capacité à comprendre et à réfléchir par soi-même) et mise en commun et en échange
permanent (et gratuit) des savoirs et capacités de réflexion supposent des remises en cause assez
profondes dans les modalités actuelles de pédagogie et d'organisation des institutions d'
enseignement et de recherche.
Voici donc quelques pistes, soumises au débat.
Philippe Zarifian