CASSE-COU , LA REPUBLIQUE!
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multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=2119
Nous voulons dire ici notre indignation et notre inquiétude. La violence à
laquelle se livre depuis maintenant dix jours une partie des adolescents de
nos banlieues et de nos villes, et que nul ne songe à encourager, les jeunes
exclus l'ont d'abord observée autour d'eux et subie, depuis des années, sous
des formes extrêmes : chômage massif, démantèlement des services publics,
ségrégation urbaine, discrimination professionnelle, stigmatisation
religieuse et culturelle, racisme et brutalité policière quotidienne. Une
jeunesse « en trop », à qui la société française n'offre aujourd'hui aucun
avenir, dont elle regrette d'avoir attiré les parents du temps de sa
prospérité, dont elle tend à faire le bouc émissaire de sa mauvaise
conscience coloniale refoulée et de ses difficultés d'adaptation au monde
économique de la concurrence illimitée. Quand ce n'est pas l'objet
fantasmatique de ses craintes sécuritaires dans l'époque du « choc des
civilisations ».
Voilà le problème dont les violences urbaines, les comportements «
délinquants » ou « émeutiers », destructeurs et autodestructeurs, sont le
symptôme aveuglant.
A ce problème, comment répond le gouvernement ? Reconnaît-il l'existence d'une
question sociale ? Cherche-t-il à en éclairer la nature et à en consulter
les connaisseurs de terrain : professionnels, associatifs, élus, magistrats,
enseignants ? Suscite-t-il une concertation démocratique de l'administration,
y compris celle de la force publique, avec les conseils municipaux et les
conseils généraux ? S'adresse-t-il au parlement pour étudier et garantir au
nom du peuple français les mesures d'urgence et de long terme qu'appelle une
situation de crise dans laquelle, avec tous ses prédécesseurs, il porte
lui-même une lourde responsabilité ? Prend-il envers les auteurs de bavures
policières ayant mis le feu aux poudres les mesures disciplinaires, même
conservatoires, qu'il sait si bien appliquer ailleurs, lorsque des intérêts
diplomatiques sont en jeu, et qui traduiraient sa résolution d'être
inattaquable en fait de justice et de légalité ?
Non, mais à la discrimination il ajoute l'insulte et la provocation. A la
crise sociale il répond par la répression, au déficit de représentation par
l'autoritarisme. « Il faut avant tout rétablir l'ordre », n'est-ce pas, cet
ordre dût-il recouvrir la perpétuation de toutes les injustices et la
criminalisation collective des populations - jusqu'aux parents qu'on menace
de conduire devant un tribunal ou de priver d'allocations familiales s'ils s'avèrent
incapables d'enfermer le soir leurs enfants au 10e étage d'une barre d'immeuble
« à rénover ».
Pour finir il sort l'arme absolue et réactive une loi d'exception, issue de
la guerre d'Algérie et appliquée hier encore pour briser les résistances à l'ordre
néocolonial, qui n'autorise pas seulement le couvre-feu, mais la définition
de zones sécuritaires, les perquisitions de jour et de nuit, les
assignations à résidence, les sanctions pénales expéditives. « N'ayez
crainte », nous dit-on, « cet arsenal sera utilisé avec discernement, avec
modération ». Et l'opposition de Sa Majesté de renchérir : « Nous serons
très vigilants ». Mais déjà le lendemain le Ministre de l'Intérieur annonce
le rétablissement de la double peine, l'expulsion administrative des
étrangers, c'est-à-dire des résidents qu'on peut isoler des autres au titre
de leur identité.
On voudrait semer la haine réciproque entre les citoyens, créer une
frontière entre la « nation » et son ennemi de l'intérieur, précipiter les
banlieues et les cités défavorisées dans un statut de ghetto ethnique, y
décourager toute initiative économique et toute tentative de réhabilitation
sociale, y rendre impossible le travail de l'administration civile et l'exercice
des services publics, qu'on ne s'y prendrait pas autrement. C'est la
politique du pire, mais c'est aussi la politique de Gribouille, quelles qu'en
soient les causes : ignorance bureaucratique, arrogance de classe ou de
race, calcul électoraliste. Il faut que cela soit dit par tout ce qui, dans
ce pays, a encore quelque souci du bien commun.
Casse-cou, La République.
Etienne BALIBAR, philosophe
Fethi BENSLAMA, Psychanalyste
Monique CHEMILLIER-GENDREAU, juriste et politologue
Bertrand OGILVIE, Philosophe
Emmanuel TERRAY, Anthropologue